Le classement de Saint-Emilion de nouveau mis à mal. Voici ce qu’en disaient Hubert de Boüard (dans Autour d’une bouteille avec Hubert de Boüard, Editions Elytis) et Denis Dubourdieu (dans Autour d’une bouteille avec Denis Dubourdieu, Editions Elytis).
HUBERT DE BOÜARD: je tiens à rappeler que ce sont les Saint-Emilionnais eux-mêmes qui ont eu la volonté de maintenir un classement. Il y a quelques mois, dans le cadre de l’ODG, l’organisme qui regroupe les viticulteurs, il y a eu presque unanimité pour continuer à faire vivre ce classement. Il nous a même fallu organiser deux votes sous prétexte que les gens n’avaient pas été suffisamment informés la première fois. Le résultat du vote peut se traduire par : “Oui, nous voulons un classement et nous demandons à l’INAO d’organiser pour nous ce classement.” C’est là que j’ai servi d’interface. J’ai simplement mis en garde un certain nombre de gens afin de ne pas retomber dans les travers qui nous avaient été reprochés par la justice. Après, je ne suis plus intervenu. L’INAO a fait son travail et au fur et à mesure qu’il proposait des solutions, nous avons vérifié simplement que c’était possible et que ça correspondait bien à ce que les viticulteurs souhaitaient. Ma tâche s’est arrêtée là et vous voyez qu’on m’a attribué plus de pouvoir que j’en avais vraiment.
GILLES BERDIN : en effet, ça fantasme beaucoup.
H.DB : il faut laisser faire. Je suis complètement détaché, sinon je ne dormirais plus. A présent, chaque propriété désireuse de participer au classement doit remettre un dossier avant le 30 septembre. Je vais d’ailleurs passer mon week-end dessus pour Angélus.
G.B : quand aurons-nous les résultats ?
H.DB : nous espérons en juin 2012, si tout se passe bien. Sinon, qu’allons-nous récolter pour les vendanges 2012 ? Du saint-émilion générique, du saint-émilion Grand Cru ?
G.B : de nouveau, je sors la carte de la provocation… Beaucoup pensent qu’à partir du moment où la dégustation – besogne éminemment subjective – intervient dans la décision, elle sera toujours sujette à critique, que le classement sera sans cesse mis à mal.
H.DB : mais la dégustation est, partout, la base de toute appréciation, de tout classement ! Comment s’en passer ? Cependant, dorénavant, ce qui sera remis en cause sera le résultat de chaque propriété, pas la légitimité du classement. Nous serons dans une notion d’examen et pas de concours. On pourra remettre en cause sa propre situation mais pas celle des autres, comme ce fut le cas. Bien entendu, il y aura des gens qui ne seront pas contents, on verra. Il y aura des actions, certains vont tenter encore d’attaquer le système mais nous aurons essayé de le préserver.
G.B : je repose la question, franchement, vous y croyez encore au classement ?
H.DB : j’y croyais moins il y a cinq ans mais après les millésimes 2009 et 2010, j’y crois beaucoup à cause de la demande asiatique qui s’est exprimée très fortement en ce sens. C’est incroyable.
G.B : par rapport à la marque, à la notoriété d’un nom de château, qu’est-ce qui prime : le classement ou la renommée ?
H.DB : la marque, incontestablement : Lynch Bages, Lafite, Angélus… Mais le marché asiatique reste très demandeur des crus classés de 1855. Il a confiance dans ce type de hiérarchie. Alors que les Américains commençaient à se détacher de tout ce qui est classement et, qu’à la limite, ils étaient méfiants, préférant certains vins de garage inconnus, nous voilà revenus aux fondamentaux.
G.B : mais faisons abstraction du marché, qu’il soit asiatique ou américain. Dans un contexte plus global, plus “mondial”, je repose ma question : la notion de cru classé est-elle encore “valable” ?
H.DB : si je parle pour ma propre chaumière, je n’y vois aucun intérêt, aucun. J’enrage d’autant plus quand je me fais taper dessus. Mon intérêt est qu’il n’y ait plus de classement à Saint-Emilion. J’ai 34 hectares d’Angélus et je pourrais en avoir 38, qu’ils soient classés ou non, ça resterait de l’Angélus et je vendrais toujours mon vin sans problème. Donc je joue un peu contre mon propre camp en défendant le classement. Mais je le fais parce que je pense que si l’on veut protéger les propriétés familiales, bâtir un rempart aux notes des journalistes, on peut dire : “J’ai un cru classé, il n’est peut-être pas très connu mais il est classé, il est sur une liste.” Les gens qui ont beaucoup d’argent pourront toujours construire des marques, pas les familles. C’est un rempart mais ce n’est pas une muraille. Par ailleurs, je pense aussi qu’un classement c’est bien pour la région. Si je suis ce que je suis, c’est grâce à Saint-Emilion. Aujourd’hui la marque Angélus dépasse peut-être le classement mais elle est arrivée là parce qu’au départ elle était située à Saint-Emilion et pas ailleurs. Je pense donc avoir un devoir envers cet endroit. J’ai commencé ici et je suis redevable de cette notoriété.
G.B : à mon sens, un classement devrait être le témoin d’un goût associé à un terroir. Or, ce n’est pas toujours le cas. Où est-elle vraiment cette fameuse “typicité” ?
H.DB : j’en discutais, il y a peu, avec Jean-Bernard Delmas. Je constatais qu’il y a vingt cinq ans, quand on goûtait des vins, on reconnaissait la typicité d’un cru par certains de ses défauts ! La typicité c’était souvent les défauts. Quand on trouvait des pyrazines, on disait que c’était typique de tel ou tel château. Avec les éthylphénols, on pensait tout de suite à une région. Aujourd’hui, grâce au progrès, ces défauts ont quasiment disparus et c’est vrai que la technique prend le dessus sur le terroir. Mais je continue à penser qu’on doit pouvoir reconnaître un vin de terroir bien travaillé. La dégustation est une science profondément inexacte, il y a donc une forme d’humilité à avoir mais quand le terroir est vraiment là, on doit le reconnaître. Néanmoins, je concède que moi-même, dans le cadre du consulting, je suis parfois obligé de gommer l’aspect terroir quand je vinifie dans certaines appellations un peu “difficiles”. Il faut que je fasse des vins qui se vendent, qu’on ait envie de consommer et je dois parfois accomplir quelques pirouettes.
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Denis Dubourdieu : le classement de Saint-Emilion est un sujet brûlant sur lequel je ne veux pas m’engager tant il est polémique aujourd’hui. Laissons les propriétaires de cette appellation s’en débrouiller. D’ailleurs, mon opinion n’a aucune importance.
…
Gilles Berdin : je voudrais revenir sur ces querelles de classement qui entachent la renommée de Bordeaux. Le public est perdu.
D.D : bien joué, Gilles. Tout à l’heure je me suis dérobé sur le classement de Saint-Emilion ; vous revenez à la charge pensant qu’en fin d’entretien, sous l’effet conjugué de la fatigue et de L’Extravagant, je répondrai. Donc, je vais le faire.
Beaucoup de propriétés veulent jouir des avantages d’un classement mais, de nos jours, dès que l’on en fait un, il est contesté en justice. Voilà la réalité. Celui des Crus Bourgeois du Médoc auquel j’ai participé a été annulé. Il y a quarante ou cinquante ans, il ne l’aurait pas été. On en aurait pris acte. En 1855, les courtiers bordelais ont classé d’après leurs mercuriales les crus de médoc, graves, sauternes et barsac. Aucune action judicaire n’a pu l’annuler. Au siècle suivant, il y eut bien Mouton qui, s’estimant à nul autre second, obtint d’être promu. Ce serait difficile aujourd’hui. A partir du moment où les gens contestent les classements, il faut arrêter d’en faire de nouveaux.
G.B : je m’excuse de faire encore référence à des ouvrages antérieurs mais Christine Valette et Xavier Pariente (Autour d’une bouteille avec C. Valette et X. Pariente, Elytis) expliquent très bien que nul n’oblige quelqu’un à participer au classement. Ceux qui le font connaissent et acceptent les règles mais quand le jeu tourne en leur défaveur, ils contestent un règlement avec lequel ils étaient tout à fait d’accord, au départ. Il ne fallait alors pas participer.
D.D : oui, mais les tribunaux leur ont donné raison et ont remis en cause ces règles. Dans un classement, ce qui est le plus contestable, c’est la dégustation. Qui peut fixer le niveau A ou B d’un premier cru par la dégustation ? Personne, évidemment. Si la dégustation, même avec un faible coefficient intervient dans le classement, celui-ci ne peut être objectif et inattaquable en justice parce que la dégustation n’est pas objective. Mais nul n’ose organiser un classement sans dégustation ! Un classement n’est pas une note donnée par un critique qui n’engage que sa responsabilité. C’est une hiérarchisation de crus garantie par l’Etat. Mais si les crus perdants l’attaquent en justice…
G.B : vous êtes en train de dire qu’en définitive, les classements…
D.D : … il n’y en a qu’un qui, de tout temps, fonctionne, c’est celui de la performance économique et, éventuellement, de la réputation. Demandez aux courtiers qui sont de bons observateurs du marché des crus classés, ils vous le donneront, eux, le classement. Le seul qui soit objectif parce qu’il intègre si le vin se vend ou pas, si le prix demandé est celui auquel le vin se vend ou celui auquel il ne se vend pas…, etc. Le précédent classement de Saint-Emilion a été contesté parce que certains membres du jury pouvaient être à la fois juges et parties, comme les courtiers. Mais comment trouver des experts qui ne soient pas de la partie… ?
G.B : on pourrait alors se passer de classement.
D.D: je pense qu’aujourd’hui, la mentalité et le juridisme de notre société rendent inapplicable la notion de classement dans lequel les mérites gustatifs des vins soient pris en compte.
G.B : donc, perte de temps.
D.D : en tout cas, pour les Crus Bourgeois, perte de temps et d’argent pour moi. Nous nous sommes réunis pendant deux ans, une fois par mois le vendredi après-midi et le samedi matin, vous voyez, ce que ça représente ! Je l’ai fait avec plaisir parce que j’ai trouvé que c’était œuvre utile. Nous avions réussi à faire passer de quatre cent cinquante à cent cinquante le nombre de crus en éliminant des étiquettes fantaisistes et nombre de vins médiocres. Le classement a été annulé purement et simplement. Bon, très bien, parfait, on n’en parle plus.
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